Concernant l’immigration, la pensée Foucaldienne a vu juste sur les années à venir. C’est dans la revue japonaise, le Shûkan posuto que le philosophe Michel Foucault a évoqué sur un ton presque visionnaire, la question des migrations dans le monde en évoquant le cas du conflit vietnamo-cambodgien.
Dits Ecrits tome III texte n°271 - Quelle est, selon vous, l'origine du problème des réfugiés vietnamiens ? M.F. : - Le Viêt-nam n'a cessé d'être occupé, pendant un siècle, par des puissances militaires telles que la France, le Japon et les États-Unis. Et aujourd'hui l'ex-Viêt-nam du Sud est occupé par l'ex-Viêt-nam du Nord. Bien sûr, cette occupation du Sud par le Nord diffère de celles qui l'avaient précédée, mais il ne faut pas oublier que le pouvoir en place au Viêt-nam du Sud appartient au Viêt-nam du Nord. Durant cette série d'occupations pendant un siècle, des antagonismes excessifs se sont produits au sein de la population. Il y a eu un nombre considérable de collaborateurs avec l'occupant, et on peut classer dans cette catégorie les marchands qui faisaient des affaires avec les colons, ou les fonctionnaires régionaux qui travaillaient sous l'occupation. À cause de ces antagonismes historiques, une partie de la population s'est trouvée accusée et délaissée. - Nombreux sont ceux qui ressentent cette contradiction: naguère il fallait soutenir l'unification du Viêt-nam et maintenant il faut faire face au problème des réfugiés, qui en est la conséquence. M.F.- L'État ne doit pas exercer de droit inconditionnel de vie et de mort, tant sur son peuple que sur celui d'un autre pays. Refuser à l'État ce droit de vie et de mort revenait à s'opposer aux bombardements du Viêt-nam par les États-Unis et, de nos jours, cela revient à aider les réfugiés. - Il semble que le problème des réfugiés cambodgiens ne présente pas le même caractère que celui des réfugiés vietnamiens. Qu'en pensez-vous ? M.F. - Ce qui s'est passé au Cambodge est tout à fait insolite dans l'histoire moderne : le gouvernement a massacré son peuple à une échelle jusqu'ici jamais atteinte. Et le reste de la population qui a survécu a certes été sauvé, mais se trouve sous la domination d'une armée qui use d'un pouvoir destructif et violent. La situation est donc différente de celle du Viêt-nam. Ce qui est en revanche important est le fait que, dans les mouvements solidaires qui s'organisent partout dans le monde en faveur des réfugiés d'Asie du Sud-Est, on ne tient pas compte de la différence des situations historiques et politiques. Cela ne veut pas dire qu'on puisse rester indifférent aux analyses historiques et politiques du problème des réfugiés, mais ce qu'il faut faire d'urgence, c'est sauver des personnes en danger. Car, en ce moment, quarante mille Vietnamiens dérivent au large de l'Indochine ou bien échouent sur des îles, au seuil de la mort. Quarante mille Cambodgiens ont été refoulés de Thaïlande, en danger de mort. Pas moins de quatre-vingt mille hommes côtoient la mort, jour après jour. Aucune discussion sur l'équilibre général des pays du monde, ou aucun argument sur les difficultés politiques et économiques qui accompagnent l'aide des réfugiés, ne peut justifier que les États abandonnent ces êtres humains aux portes de la mort. En 1938 et 1939, des juifs ont fui l'Allemagne et l'Europe centrale, mais comme personne ne les a accueillis, certains en sont morts. Quarante ans ont passé depuis, et peut-on de nouveau envoyer à la mort cent mille personnes ? - Pour une solution globale du problème des réfugiés, il faudrait que les États qui créent des réfugiés, notamment le Viêt-nam, changent de politique. Mais par quel moyen, selon vous, peut-on obtenir cette solution globale ? M.F. - Dans le cas du Cambodge, la situation est beaucoup plus dramatique qu'au Viêt-nam, mais il y a un espoir de solution dans un proche avenir. On peut imaginer que la formation d'un gouvernement acceptable par le peuple cambodgien débouche sur une solution. Mais, en ce qui concerne le Viêt-nam, le problème est plus complexe. Le pouvoir politique a été déjà établi: or ce pouvoir exclut une partie de la population, et de toute façon celle-ci n'en veut pas. L'État a créé une situation où ces gens sont obligés de chercher la possibilité aléatoire de survie dans un exode en mer, plutôt que de rester au Viêt-nam. Il est donc clair qu'il faut faire pression sur le Viêt-nam pour changer cette situation. Mais que signifie « faire pression » ? A Genève, à la conférence de l'O.N.U. sur les réfugiés, les pays participants ont exercé quelque pression sur le Viêt-nam, qu'il s'agisse de recommandation ou de conseil. Le gouvernement vietnamien a fait alors quelques concessions. Plutôt que d'abandonner ceux qui veulent partir, dans des conditions incertaines, et de plus au risque de leur vie, le gouvernement vietnamien propose de construire des centres de transit pour regrouper ces candidats au départ: ceux-ci y resteront des semaines, des mois ou même des années, jusqu'à ce qu'ils trouvent un pays d'accueil... Mais cette proposition ressemble curieusement aux camps de concentration. - Le problème des réfugiés s'est posé à plusieurs reprises par le passé, mais, s'il y a un nouvel aspect historique dans celui du Viêt-nam, quel est-il pour vous ? M.F.- Au XXe siècle, il y a eu souvent des génocides et des persécutions ethniques. Je pense que, dans un avenir proche, ces problèmes et ces phénomènes se manifesteront de nouveau sous d'autres formes. Car, premièrement, ces dernières années, le nombre d'États dictatoriaux augmente plus qu'il ne baisse. Puisque l'expression politique est impossible dans leur pays et qu'ils n'ont pas la force nécessaire à la résistance, les hommes réprimés par la dictature choisiront d'échapper à l'enfer. Deuxièmement, dans les anciennes colonies, on a créé des États en respectant telles quelles les frontières de l'époque coloniale, si bien que des ethnies, des langues et des religions sont mêlées. Ce phénomène crée des tensions graves. Dans ces pays, des antagonismes au sein de la population risquent d'exploser et d'entraîner le déplacement massif de la population et l'effondrement de l'appareil d'État. Troisièmement, les puissances économiques développées qui avaient besoin de la main-d'oeuvre du tiers-monde et des pays en voie de développement ont fait venir des immigrés du Portugal, d'Algérie ou d'Afrique. Mais, aujourd'hui, les pays qui n'ont plus besoin de main-d'oeuvre en raison de l'évolution technologique cherchent à renvoyer ces émigrés. Tous ces problèmes entraînent celui des migrations de population, impliquant des centaines de milliers et des millions de personnes. Et les migrations de population deviennent nécessairement douloureuses et tragiques, et ne peuvent que s'accompagner de morts et de meurtres. Je crains que ce qui se passe au Viêt-nam ne soit pas seulement une séquelle du passé, mais que cela constitue un présage de l'avenir. |